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« En un certain Etat, en un certain royaume vivaient un vieux et une vieille qui avaient trois fils… », ainsi commencent la plupart des contes populaires russes. Cette entrée en matière partage avec le célèbre « Il était une fois » de notre enfance la simplicité et le mystère de la formule magique qui vous plonge instantanément dans un univers merveilleux d’action et de frissons. Sous son aspect anodin et enfantin, elle vous « ravit » immédiatement. Vous la reconnaissez, elle est pleine de promesses. C’est sans doute pour cela que l’auditoire et le conteur, les enfants et les parents l’aiment toujours autant et que la tradition perdure. Sous ses traits répétitifs et naïfs, le conte « parle » à tous. Cela fonctionne. Mais pourquoi ?

 

Pour essayer de le comprendre, l’angle d’attaque de notre atelier pluridisciplinaire est le personnage de la vieille sorcière des contes populaires russes : Baba Yaga. Elle est présente dans de nombreux contes merveilleux recueillis par Afanassiev et publiés entre 1855 et 1863. Elle y apparaît sous différentes formes : la plus connue, celle de la sorcière cannibale ravisseuse d’enfants, mais aussi la Yaga à la jambe d’os, donatrice de l’aide magique ou encore la Yaga à la jambe d’or, redoutable guerrière. Cette vieille femme puissante et irascible est décrite comme débordant de toutes parts dans sa minuscule isba à l’orée de la forêt : le nez fiché dans le plafond, la bouche immense, les lèvres posées sur l’étagère, les mamelles passées derrière l’épaule ou les tétons pendus dans le crochet au plafond, elle terrifie les enfants et les jeunes filles avec ses dents d’acier qu’elle aiguise à leur arrivée. Le four toujours chaud, elle est prête à les dévorer. Autant dire que cette sorcière peu banale fascine dès la première lecture, enfants comme adultes… Elle vole, ou plutôt saute sur son mortier en prenant appui sur le sol. Elle commande aux vents et aux animaux, elle aide ou dévore selon son humeur, selon le personnage qui vient à elle, elle se repaît de chair russe. « Pouah, pouah, pouah, ça sent la carcasse russe ! ». Elle ne prête allégeance, ni au démon, ni à dieu, ni au tsar, ni au conteur… « Dieu est trop haut, le Tsar est trop loin ». Isolée des autres humains, elle habite une isba montée sur des pattes de poule animées, entourée de crânes aux yeux de feu. Lorsque le héros arrive, il implore l’isba de se retourner, face au sentier, dos à la forêt. Elle amène directement dans la forêt mystérieuse, dans le royaume des Tchoudo-Youdo à la rivière Smorodina jonchée d’ossements humains où l’on s’enfonce jusqu’aux genoux, ou encore dans « l’Etat où un grand malheur est arrivé ». Trois paires de bras servent la Yaga fidèlement, le soleil est son amant, sa parole trompeuse peut tuer instantanément… ou au contraire aider le personnage Ivan dans sa quête désespérée. Le décor est planté. Son être de chair et d’ossement, son habitat de bois et de pattes, la forêt, tout évoque l’idée de l’isba et sa Yaga comme « incarnation » d’une frontière entre l’animé et l’inanimé, d’un passage entre le royaume des vivants et celui des morts.

 

Voilà le fil rouge de notre workshop. Dans les différents pôles de notre atelier pluridisciplinaire nous avons exploré cette frontière, par la plastique et la peinture, le théâtre et la théorie. Dans cette partie recherche de notre travail collectif, nous avons investigué différents thèmes de cette problématique sur le plan théorique. Ce rapport à la mort présent dans les contes peut être aussi un premier élément de réponse à notre question initiale. Si le conte « parle » à tous, c’est qu’il parle de ce qui nous interroge tous, sans exception, ce qui nous fascine, nous effraie, nous fait chercher ou au contraire oublier, ce qui est derrière tout de toute façon. Ce qui est devant nous. « Moi aussi je vais mourir, grand-mère ? » ; « il est où grand-père ? », demandent les enfants dans notre scénographie. Si cela préoccupe dès l’enfance, la compréhension et l’acceptation ne permettent pas à l’adulte d’effacer la question. A travers les âges et l’espace, les réponses apportées varient, mais la question reste. Le conte lui aussi reste.

 

A ce sujet, l’analyse que fait Vladimir Propp de la « Forêt mystérieuse » dans Les Racines historiques du conte merveilleux est extrêmement intéressante. Impossible à contourner, cette isba est un « poste frontière », et la Yaga, donatrice du moyen magique garde l’entrée du royaume des morts. La forêt infranchissable entoure le royaume des morts. La capacité de l’isba à se tourner vers le sentier (monde des vivants) puis à se retourner vers la forêt plaide fortement en faveur de cette idée de passage. Notons que Propp cherche chez la Yaga les indices indiquant que l’on est arrivé dans le monde des morts : la jambe d’os de la yaga et sa position allongée sur le poêle prouve qu’elle est un « cadavre », du côté du monde des morts. Or, il nous semble intéressant de la voir justement comme fondamentalement ambiguë psychiquement (méchante et bienveillante) mais aussi physiquement, mi-chair, mi-os, ayant les attributs des uns et des autres. Ainsi, elle et son isba sont à proprement parler un passage, une frontière fluctuante, indéterminée, et elles en incarnent la fluctuation. Cela peut basculer à tout moment…

 

Dans la continuité de cette conception de la mort dont témoigneraient les contes, Propp y voient l’héritage d’institutions tribales très anciennes comme le rite d’initiation. Là encore son analyse est formidable et déterminante pour notre problématique. L’initiation était un événement qui arrivait en général à la puberté. Il s’agissait, par la souffrance infligée, l’isolement dans la forêt, le secret qui l’entourait, de simuler la mort de l’enfant, qui renaît après le rite sous une nouvelle peau, un nouveau nom, un nouvel homme, membre du clan et prêt à se marier. La « mort temporaire » était parfois représentée comme l’engloutissement de l’enfant par un animal monstrueux, ce qui rappelle l’isba animalisée ou la Yaga, elle-même empreinte d’animalité. La forêt du conte, intimement liée à la mort, reflèterait alors selon Propp le souvenir de la forêt comme emplacement du rite, où l’enfant en soi mourrait et d’où sortait un homme.

 

Si le rite n’existe plus et n’évoque même rien à la plupart des gens qui ne se sont pas intéressés à ces formes d’organisation sociale, la raison du rite, la signification symbolique du rite nous parle toujours : le changement définitif opéré à l’adolescence. Ainsi cette seconde analyse de Propp apporte un autre élément de réponse à notre question initiale. Pourquoi le conte plaît ? Peut-être parce qu’il parle sous forme métaphorique ou symbolique à l’enfant qui écoute de ce qu’il aura à découvrir, à traverser, à la sortie de l’enfance. Il parle de cette « petite mort » que certains ressentent, la mort de l’âge d’or, la mort de l’immortalité. Ou plus simplement la réalisation du temps qui passe. A la puberté, la découverte des changements irrémédiables du corps, de la sexualité, ou du manque, propulse l’enfant de son statut d’ange à celui d’être de chair et de sang, d’être fini, mortel. À l’adulte, le conte parle de ce qu’il a dépassé, et lui fait par là-même revenir un instant à l’avant, l’avant de la réalisation, l’époque antérieure à ce passage. Il le fait quitter un instant le temps linéaire pour entrer dans le temps cyclique du conte, le temps du mythe.

 

On le voit, le conte est une source infinie de symbole et d’interprétation de ces symboles. C’est pourquoi nous avons eu l’envie de mettre en commun des centres d’intérêt différents et des méthodes différentes afin d’approfondir certaines perspectives du conte et de comprendre un peu mieux ce qui nous fascine en lui. Ainsi, Magdalena Cabaj analyse en détail les deux grandes œuvres de Propp, elle reprend notamment l’idée du rite d’initiation, dans sa version féminine et masculine. Jane Sinnett-Smith a entrepris de creuser la question de la frontière sous le prisme du grand tabou du cannibalisme de Baba Yaga. Juliette Drigny vous propose une étude de la parole, si importante dans le conte, dans la forme et dans le fond. Sandra Pellet s’est intéressée aux héritages communs du paganisme et du chamanisme en Russie, dont témoignent les contes. Masha Shpolberg, Maria Podzorova et Eugénia Jeltikova ont étudié la mise à l’image de Baba Yaga et les interprétations que les créateurs de ces images ont alors projetté sur elle. Enfin Wanda Skotnicki et Aurore Spiteri ont choisi de vous présenter certains aspects du conte au crible de la grille psychanalytique.

 

Bonne lecture babayagesque !

Introduction : Du conte pour enfant au Workshop Baba Yaga

 

Par Sandra Pellet

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