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Le Maître. – Nous vous enseignerons ici les sciences fondamentales et la philologie. Il s'agit de nous montrer rationnels ; il s'agit de nous libérer des nuisibles superstitions dont nos aïeux peuplaient des contes qu'ils répétaient, à la lumière d'une chandelle, à leurs petits-enfants, dans leur izba en lisière d'une forêt où ils ne voyaient que leshie, que vodjanie...

L’Élève, faiblement. – Et la Baba Yaga...

Le Maître. – La Baba Yaga, évidemment ! Parlons-en... Récitez la leçon !

L’Élève, faiblement. – Baba Yaga : absurde selon la logique, impossible selon la nature, viable écologiquement, utile pédagogiquement, terrifiante...

Le Maître. – Cessez ! Vous mélangez tout...

 

Les contes se racontent encore, et les dessins animés à leur tour les racontent, – ou racontent la manière dont ils peinent à se raconter. La Baba Yaga se montre partout, depuis les débuts du dessin d'animation soviétique : la Baba Yaga, ou plutôt quelque vieille dame qui n'aspirerait qu'au « bonheur d'être grand'mère »...

La Yaga des dessins animés se pare devant son miroir, veille à bien dormir pour se montrer « fraîche et belle » aux invités qu'elle (ne) régalera (pas) d'un garçonnet enlevé non plus à la lisière de la sombre forêt, mais dans la « Maison des Pionniers » où il s'exerçait au violon, et laisse, en quittant sa riche demeure de ville, un mot sur sa porte pour avertir les éventuels visiteurs qu'elle est partie pour affaires... D'autres fois, c'est une Yaga mélancolique, volontiers touchante, que raillent les enfants et les esprits sylvains, qui partage le « pique-nique » d'un chevalier, qui peine à voler et essuie une larme en s'entendant nommer Babusja, « petite grand-mère », ou qui ne s'incarne en ravisseuse que pour enfermer chez elle, langé dans une profusion de dentelles, le lutin « porte-bonheur » du foyer.

C'est une Yaga « déracinée », dans une izba qui perd pied, et dans le vacillement des frontières entre l'univers de l'homme et la sylve magique ; une Yaga « sans feu ni lieu », qui part vers un « lointain inconnu », en quête d'une identité nouvelle.

C'est une Yaga donc, qui devient l'objet du procès initiatique dont elle était, dans la skazka russo-slave traditionnelle, l'essentielle médiatrice. L'exténuation de ses fonctions et attributs archaïques ouvre sur une redéfinition implicitement « psycho-logique » du personnage, et l'ambiguïté de ses hypostases est subsumée par celle de sa position même en lisière d'une ère a-folklorique. Lieu symbolique de la « mort temporaire » de l'initiation, son izba devient le signe de la mort temporelle des croyances rituelles ; mais il ne s'agit certainement pas d'une mort de la Yaga : mère archaïque et « Grande Mère » pour des esprits modernes qui, à même la course vers la rationalité, éprouvent le besoin de retrouver l'identité collective des mythes, la Baba Yaga est sans doute la seule habitante des skazki à n'être pas réductible à une « nuisible superstition ».

La baba Yaga passe à l’écran : identités du personnage dans les films d’animation de la Russie des Soviets et de la Perestroïka (1917-1991), entre subversions et renaissance(s)

 

Par Eugénia Jeltikova

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